Autrefois, quand on était un voyou confirmé, on se « faisait » une banque ; aujourd’hui, le bandit de petite envergure se « fait » un juif. La banque n’a plus d’espèces en caisse et la technologie a fait de tels bonds que ce n’est même plus la peine d’essayer. Et puis il faut un certain courage pour y aller. Le juif, lui, aura forcément quelques biens monnayables, et pourquoi pas un coffre-fort bourré d’espèces. Parce que le juif a de la fortune, n’est-ce pas? Ces trois lascars, trois jeunes Noirs en quête d’argent et d’or, en étaient pour le moins convaincus à l’heure de fomenter leur razzia. L’un d’eux a même lancé au visage des victimes, les Pinto, qu’il séquestrait pour mieux les piller : « Vous, les juifs, vous êtes riches! Nous, on prend aux riches pour donner aux pauvres. » Coup de poing auquel a répondu sans se démonter Mireille, 74 ans : « On a travaillé toute notre vie! » Réplique du bandit trentenaire : « Mon travail, c’est ça. » Ça? Dépouiller des juifs.
Une « petite Jérusalem » qui a bien changé
Les Pinto ont passé l’été sur la Côte-d’Azur, comme des milliers de citadins. Privilège de la retraite, ils sont restés deux mois sous le soleil méditerranéen semblable à celui de leur jeunesse, eux qui ont grandi à Oran, ville lumière de l’Ouest algérien qu’ils ont quittée comme tant d’autres à l’indépendance, en 1962, contraints de tout laisser derrière eux. De retour le mercredi 6 septembre en fin de journée, ils ont réinvesti ce grand et confortable pavillon situé dans une petite rue calme à la frontière de Livry-Gargan et de Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, où ils vivent depuis maintenant trente-cinq ans. Une maison avec jardin plutôt coquette, 280 m² en comptant le sous-sol, où Mireille et Roger Pinto comptaient bien reprendre leurs petites habitudes, carrière faite pour l’une dans le secrétariat, pour l’autre dans la formation professionnelle. Avec sous leur toit leur fils David, 48 ans, qu’une santé fragile a empêché de prendre son envol comme les autres enfants. Ils l’ignorent évidemment, mais deux jours plus tard, leur vie va basculer.
Vous, les juifs, vous êtes riches! Nous, on prend aux riches pour donner aux pauvres
Leur vie : après une escale prolongée à Nice en ce début des années 1960, Mireille et Roger ont atterri dans le 20e arrondissement parisien. Puis la famille s’agrandissant, ils ont migré vers ce coin de banlieue où l’on ne parlait pas encore des « cités », pas davantage de trafic de stupéfiants, ni d’économie souterraine et encore moins de « radicalisation », mais de la marquise de Sévigné, qui avait autrefois séjourné au bord d’un lac voisin. C’est un temps où de nombreuses familles séfarades se sont installées dans le département et même au-delà, jusqu’à Sarcelles, lieu d’accueil de nombreux juifs d’Afrique du Nord à la recherche de quiétude, au point que la ville gagna le surnom de « petite Jérusalem ». « Un havre de paix », se souvient Roger Pinto, d’autant plus secoué par l’agression dont il vient d’être victime qu’un cancer l’attaque de l’intérieur.
« Une très belle banlieue où on était à l’aise », confirme son épouse, elle aussi nostalgique de l’époque où Livry-Gargan passait pour un petit Neuilly. Jusqu’à l’attaque ratée contre une épicerie casher de Sarcelles par un gang d’aspirants djihadistes décidés à faire couler du sang juif en France, en septembre 2012. Une alerte sérieuse (le carnage a été évité de justesse) survenue au lendemain de la fracassante entrée en scène de Mohamed Merah, ce petit malfrat toulousain qui avait fondu quelques mois plus tôt sur une école juive les armes à la main après avoir abattu plusieurs militaires. Un changement d’époque, avec à l’horizon l’émergence d’un antisémitisme dopé à l’islam radical.
La haine grandit dans les cités
Mais il n’y a pas que le terrorisme et son fracas. Il y a aussi cette terreur de basse intensité, celle qui secoue les individus dans leur intimité sans forcément trouver d’écho dans les médias. Ces faits qui passent plus ou moins inaperçus, témoins d’une lente diffusion de la haine du juif dans les banlieues, en particulier dans ce département de Seine-Saint-Denis, où beaucoup avaient pris racine. En février 2017, à Bondy, deux jeunes juifs se font tabasser dans la rue ; quelques jours plus tard, non loin de là, une femme âgée encaisse des menaces de mort de la part d’une voisine musulmane ; à Noisy-le-Grand, une famille reçoit une enveloppe contenant des balles de kalachnikov accompagnées d’un courrier ponctué d' »Allah Akbar » ; puis ce sont des tags sur les murs d’un pavillon « Daech va tuer tous les juifs » ; à Romainville, enfin, une famille retrouve sa voiture les pneus crevés, la carrosserie rayée, le tout assorti d’une étoile de David.
Certains jeunes Blackos n’aiment pas les juifs. Ce sont les nouveaux barbares…
Cet antisémitisme en vogue s’habille parfois de politique, sur fond de conflit au Proche-Orient ; parfois il brandit l’arme du boycott des produits israéliens, mais ce n’est le plus souvent qu’un déguisement. Surtout pour une partie de cette nouvelle génération que dépeint ce Kabyle quadra, grandi dans le « 9-3 » et lui-même passé par la délinquance : « Je suis né avec les juifs et je n’ai jamais eu de problèmes avec eux. Les juifs et les beurs, on était ensemble dans le quartier. Il y avait un respect mutuel. Avec certains jeunes Blackos, c’est autre chose. Eux n’aiment pas les juifs. Ils sont jaloux et envieux. Ils ne pensent pas qu’ils ont trimé. Ils voient juste qu’ils ont de l’oseille et sont en haut du pavé. Ce sont les nouveaux barbares… »
Paroles dures, mais paroles de l’intérieur que ne renie pas Roger Pinto, dépouillé lors de ce cambriolage « ciblé » de la carte de crédit de sa chère association, Siona, forte de quelque 6.000 membres donateurs et capable aussi bien de remplir 40 cars pour aller réclamer à Bruxelles la libération d’un soldat franco-israélien détenu par les islamistes palestiniens que d’organiser des bar-mitsva (cérémonie de passage à l’âge adulte) pour des garçons sans le sou. Un engagement qu’ignoraient certainement les trois voleurs, incapables d’imaginer qu’en frappant les Pinto, ils frappaient une communauté. Tous debout derrière Roger, « un homme capable de faire bouger la République française », dit Me Marc Bensimhon, son avocat. Un homme de 78 ans identifié par son combat pour les juifs de Syrie, qu’il évoque dans des lignes saisissantes d’actualité : « La cohabitation avec les Arabes était ressentie comme une contrainte permanente. Les juifs vivaient dans les ténèbres de l’histoire, avec toutes les peurs et les angoisses, des sentiments constants de fragilité et de précarité. Soumis à l’arbitraire, ils savaient que la moindre étincelle pouvait provoquer l’explosion antijuive… » (*)
La crainte d’être tué chez soi
Mireille Pinto n’ouvre jamais à personne sans lancer un regard sur les images de la caméra vidéo installée au niveau du portail. Elle sait que dans le quartier, on parle de « la maison des juifs ». Une maison devenue le 8 septembre celle du cauchemar. Réveillée vers 6 heures, ce vendredi, Mireille a écouté quelques instants la radio, puis s’est rendormie. Quand elle a rouvert les yeux, le réveil électrique était éteint. Il devait être pas loin de 10 heures. Elle a vainement cherché à actionner le volet électrique et à allumer la cafetière. C’est à cet instant qu’elle a vu « une ombre se précipiter » vers elle. Un homme lui a plaqué la main sur la bouche, elle a crié et s’est débattue avant d’être projetée à terre. Il portait des gants, une écharpe noire dissimulait son visage, mais elle a vu ses yeux noirs, comme sa peau, « très foncée ». Son jean aussi était noir, comme son survêtement et cette capuche qui lui recouvrait la tête. Un deuxième homme, noir également, plus jeune, lui a labouré les côtes à coups de pied, jusqu’au moment où le plus vieux a dit : « Si tu ne cries pas, on te fait rien. »
« Comme j’étais en chemise de nuit, j’ai d’abord cru à un viol », dira Mireille Pinto au policier venu l’interroger quelques heures plus tard. Ses cris ont alerté son mari, qui apparaît bientôt dans l’entrebâillement de la porte de la cuisine, en pyjama. Le plus jeune lui saute dessus et le plaque au sol, puis lui porte plusieurs coups au niveau de la tempe. « Arrêtez, il est malade », supplie Mireille. Très vite, les visiteurs en viennent au fait : l’argent. Roger Pinto grince et rechigne. Le plus âgé abat son atout : « Vous, les juifs, vous avez de l’argent! » Un peu comme s’il demandait la caisse à un employé de banque derrière son guichet. En toute bonne conscience, comme en atteste la saillie suivante : « Vous, les juifs, vous êtes les gâtés de la terre… »
Descendu un peu plus tôt à la cave pour vérifier le compteur électrique, leur fils David a été neutralisé le premier. Le voilà qui remonte avec le troisième agresseur. Mince, la peau noire, la vingtaine, celui-ci a le visage découvert, ce qui inquiète au plus haut point le couple : quand l’assaillant avance démasqué, cela se termine toujours mal. Vont-ils les tuer? La fouille du vaisselier fait apparaître deux ou trois boîtes contenant les fourchettes dorées que la famille sort « pour les grandes circonstances ». Ce n’est pas de l’or, mais ça brille. Les couverts finissent dans un sac de sport avec la Rolex arrachée au poignet de Roger, cadeau d’anniversaire de Mireille deux ans auparavant. Et le stylo Dupont attrapé sur son bureau. Et la bague en or, souvenir de l’arrière grand-père, promise au petit-fils pour sa bar-mitsva.
Ils nous ont même dit qu’on avait pris leur argent, celui des défavorisés
Les trois hommes conduisent bientôt leurs proies à l’étage et les font asseoir sur le bord du lit conjugal. Dans la pénombre brille la lame d’un petit couteau « très affûté ». Un membre du trio infernal brandit aussi un tournevis. « Le premier qui se lève, je lui plante dans la gorge! », hurle-t-il. « Si vous nous tuez, vous allez faire trente ans de prison », lance Roger Pinto, très en colère. « On n’en a rien à foutre, on en a déjà fait de la prison », réplique l’un des agresseurs. « Je suis né en prison », ajoute-t-il. Les bijoux de Mireille ne contentent pas les trois assaillants. Ils poussent les armoires, jettent les livres à terre, vident le dressing à la recherche d’un magot, trouvent finalement un coffre. Mais il est vide. Il leur reste à ramasser les cartes de crédit et à arracher leurs codes confidentiels aux Pinto, avant une ultime menace : « On va faire les distributeurs et vérifier les codes. Si vous bougez, on vous tue. »
Concurrence victimaire
« Vous vous rendez compte, s’indigne Mireille quelques jours après les faits, ils nous ont même dit qu’on avait pris leur argent, celui des défavorisés! » Une affirmation qui renvoie à la concurrence victimaire désignant les juifs à la vindicte de ceux dont les ancêtres ont connu l’esclavage. « S’ils savaient combien il y a de juifs qui vivent dans la précarité en France, ils seraient époustouflés », renchérit son mari. « C’est pire qu’un attentat, parce que vous n’êtes pas dans une foule, vous êtes chez vous », lâche Mireille, démolie. « On n’a pas l’exclusivité de l’insécurité, mais on est ‘privilégiés’, nous, les juifs », assène Roger Pinto. Il pointe un autre signe avant-coureur de la dérive : ce jour où les enfants juifs ont dû quitter l’école laïque de la République, en Seine-Saint-Denis, car « ils n’étaient plus en sécurité ». Cruel écho, un demi-siècle plus tard, au jour où la directrice de l’école, à Oran, avait demandé aux petits juifs dont faisait partie Roger de rester chez eux jusqu’à nouvel ordre. Ordre de Paris, sous Pétain…
L’histoire ne dira pas qu’ils n’ont rien vu venir. Ce sont les couches les plus populaires qui ont été touchées les premières, de plein fouet dans la mesure où elles habitaient les mêmes tours que ceux qui se sont mis à les agresser ouvertement après avoir longtemps partagé avec eux la même boulangerie, la même épicerie, le même square et le même parking. Les Pinto, à l’abri dans leur quartier résidentiel, ont entendu gronder au loin les émeutiers de novembre 2005 (entrés en piste à Clichy-sous-Bois, pas très loin de chez eux) et craint le pire à chaque fois qu’une cité laissait exploser sa colère. Comme si après les policiers, leur cible favorite, les jeunes incendiaires allaient immanquablement s’en prendre aux juifs. Un simple cambriolage survenu il y a deux ans en leur absence a convaincu Mireille et Roger de prendre quelques précautions. Comme d’autres, ils ont équipé leur maison de volets électriques, ont fait blinder les portes et se sont assuré que toutes les fenêtres donnant sur le jardin étaient bien équipées de barreaux. Sans oublier les alarmes. Pas pour transformer les lieux en bunker, mais juste se sentir à peu près en sécurité, tant il faudrait être naïf pour ne pas voir que plus personne ne dort comme avant sur ses deux oreilles, dans les environs.
S’ils savaient combien il y a de juifs qui vivent dans la précarité en France, ils seraient époustouflés
Avant 2012, ils étaient environ 500 juifs à quitter chaque année la France dans le cadre de l’alya, le retour à la terre promise. Mais c’était avant Toulouse et Merah, avant le supermarché casher de la porte de Vincennes, au lendemain du raid meurtrier sur Charlie Hebdo. Cinq ans plus tard, ce chiffre a augmenté, malgré un ralentissement en 2016, et il faut y ajouter le départ de familles vers Londres, les Etats-Unis ou le Canada. Sans compter ceux qui quittent les zones « sensibles » du 93 pour s' »exiler » dans l’ouest de l’Île-de-France, réputé plus sûr. Mais Roger Pinto n’en est pas là. Il affirme même qu’il ne quittera jamais la France, son pays. « Je n’aime pas la France : je l’adore », martèle-t-il. Une France qui n’est pas restée sourde à son calvaire. Le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, s’est souvenu que, jeune député, il avait suivi Roger Pinto pour un voyage d’études en Israël. Il lui a personnellement témoigné son soutien. Le préfet de police de Paris, puis le préfet du département ont ensuite appelé la famille, promettant de tout faire pour confondre les coupables.
L’adieu à la « Cité fleurie »
Les Pinto n’en songent pas moins sérieusement à partir. A s’éloigner de Livry-Gargan et de la Seine-Saint-Denis pour se mettre à l’abri dans Paris, loin des jeunes Noirs portant moufles et capuches qui sont venus un matin les bousculer jusque dans leur maison. Ils avaient déjà songé à déménager à plusieurs reprises, mais le fait que Mireille Pinto tremble désormais à chaque fois qu’elle entre dans sa cuisine et ne descend plus qu’accompagnée au sous-sol pèsera dans la balance à l’heure de trancher. « La ligne rouge a été franchie, constate Roger Pinto, qui depuis son plus jeune âge s’est promis que plus un juif ne serait en danger parce qu’il est juif ».
Après le départ des agresseurs, le vendredi 8 septembre, craignant qu’ils ne reviennent, les Pinto se sont enfermés dans une chambre sans poignée extérieure, où ils ont attendu la police. Roger tenait à la main cette batte de base-ball qu’il garde à portée de main, au cas où… Les policiers ont cassé la porte quelques minutes plus tard. Le mal était fait. Pour la première fois, la famille Pinto ne se rassemblerait pas dans le pavillon de Livry-Gargan pour le nouvel an juif qui s’annonçait douze jours plus tard. Une page était tournée : celle de la « cité fleurie », comme ils appelaient le quartier lors de leur arrivée en mai 1982.
(*) Dans L’exclusion des juifs des pays arabes, revue Pardès n° 34, mai 2003.
Par Frédéric Ploquin (@Fred_Ploquin)